Portraits de deux époux nantais ou les symboles de la réussite marchande au XVIIIème siècle


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Contexte

      Malgré son orthographe légèrement complexe, la plupart des Nantais connaissent le terme « Deurbroucq ». Et pour cause, à Nantes, l’un des plus beaux monuments de style néo-classique porte ce nom. Datant de 1769 et imaginé par l'architecte - enfant du pays - Jean-Baptiste Ceineray, l’hôtel particulier de cette célèbre famille d'origine gantoise dominait l’ancien quai de l’île-Gloriette (avant les comblements de la Loire).  Il est l’aboutissement logique de la carrière de Dominique Deurbroucq (1715-1782). 

De nos jours, l'hôtel Deurbroucq accueille le siège du CHU ainsi que le Tribunal administratif de la ville.
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      Armateur, spéculateur et négociant en vins et alcools entre l’Afrique, l’Amérique et l’Europe du Nord, il s'est uni avec Marguerite Urbane Sengstack (1715-1784), elle-même habile négociante et fille d'un richissime négociant de la place de Nantes d'origine hollandaise. Les époux affichent sans équivoque leur volonté d’accroître puissance et fortune. Aussi, Dominique Deurbroucq s’est engagé dans une carrière politique, pour jouir d'une légitimité sociale supplémentaire. Déjà consul de Nantes, il devient en 1768, soit un an avant la construction de son palais,  « conseiller secrétaire du roi en sa chancellerie près le parlement de Bretagne », pour enfin devenir juge du tribunal de commerce.

Analyse des tableaux

      S’inscrivant dans la même logique, les deux portraits, peints en 1753 par l’énigmatique peintre Pierre-Bernard Morlot - actif à Dijon et Lunéville -, tendent une nouvelle fois à glorifier la réussite sociale de la famille Deurbroucq (l’une des plus spectaculaires du milieu du XVIIIe siècle). Car tous les signes de richesse du couple y sont  exhibés  :

     - les deux esclaves (et non des domestiques !) présents sur les deux portraits. Ils portent le collier de servitude, féminin en perles et masculin en argent. Il ne faut pas oublier que Nantes était le premier port esclavagiste du royaume.

     - le mobilier d’apparat et le raffinement des vêtements en sont d'autres exemples probants. Le négociant s’occupe de ses affaires dans un cadre somptueux avec notamment sa bibliothèque meublée de superbes modèles Louis XV.

     - le perroquet gris du Gabon, perché sur le fauteuil de Madame Deurbroucq. Signe de richesse "exotique" très apprécié, il témoigne des nombreux voyages autour de la planète que le couple est en mesure d’effectuer aisément. Animaux et espèces botaniques inconnus font leur entrée en Europe, mais seule une infime minorité de la société est en mesure de les acquérir (faute de finances, même la plupart des nobles n'ont pas ce luxe).

     - la tasse de chocolat que Marguerite Deurbroucq s’apprête à déguster, est un produit d’importation très coûteux à l’époque. Introduit pour la première fois dans le royaume de France via le port de Bayonne, le chocolat est une denrée rare réservé à la famille royale, aux grandes lignées aristocratiques et à une poignée de bourgeois fortunés. L'esclave métis apporte aussi un autre met coûteux : le sucre des Antilles (issu de la canne à sucre), afin d’atténuer l’amertume d’un cacao servi presque pur à l’époque. C'est un autre raccourci illustrant un système économique breton déjà mondialisé.

     - Enfin les portraits en eux-mêmes. Ils sont plutôt rares au XVIIIème, puisque là encore réservés à une élite dotée de moyens financiers conséquents. Le fait que les deux époux soient peints à égalité, face à face potentialise leur valeur monétaire et historique. " Ce double portrait bénéficie par ailleurs d’un historique complet jusqu’au propriétaire actuel - un descendant de Dominique Deurbroucq - qui en a hérité dans les années 1960. Appartenant à la catégorie dite « de la grande décoration » qui mêle un aspect décoratif et historique, c’est ce caractère historique que les collectionneurs avisés retiendront », confie Maître Bertrand Couton.
     
L'acquisition des portraits par le Château des Ducs de Bretagne

      Mardi 2 décembre 2014, ces deux portraits étaient mis aux enchères dans une maison de vente. Quelques semaines auparavant, B. Guillet, le directeur du Château des Ducs de Bretagne à Nantes et les services de l’État avaient constitué un dossier en vue d'une préemption ; il s'agit d'un droit régalien qui permet à l’État d'acquérir des œuvres d'intérêt national afin de pouvoir les exposer dans les musées, ou autres collections publiques. Aussi, après accord du ministère de la Culture, et alors même que les tableaux étaient adjugés pour 30 000 € à un collectionneur privé, les portraits ont été préemptés par l’État, c'est à dire que celui-ci les achètent " au prix du marteau " !

     Quel est leur devenir, où vont-ils être exposés ? B. Guillet s'est engagé à inclure les deux portraits dans l'exposition permanente du Château des Ducs de Bretagne. Ils y sont d'ailleurs présentés actuellement aux Nantais.



      Longtemps conservés en Anjou, au château de Jarzé (acquis par le fils du couple), les tableaux ont aujourd'hui retrouvé leur ville natale. Leur intérêt est évident, ils racontent l'histoire d'une ville, d'une région et témoignent des activités économiques de l'époque. Ces tableaux de 1,44 par 1,12 m, exemple-type d'une famille fortunée, incarnent enfin un véritable manifeste de la réussite sociale et professionnelle du couple Deurbroucq

(de gauche à droite)
Portrait de P.G. de Roulhac en 1757. Seigneur du Limousin, l'intention de ce dernier est assez similaire à celle du nantais D. Deurbroucq, il s'agit d'exposer sa richesse avec le mobilier, la vaisselle orientale et par l'intermédiaire d'un simple geste révélateur : Monsieur de Roulhac donne des carrées de sucre - pourtant si rares et onéreux - à ses chiens...  
Quais de la Loire à Nantes par le britannique W. Parrott.
Enfin le portrait du chimiste Balthazar Sage par J.F. Colson (1777).
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Pour aller plus loin :

Dans un précédent article, Les femmes et le commerce maritime à Nantes (1660-1740).
ici, Julien-Joseph Pinczon du Sel des Monts, naissance d'un gentilhomme manufacturier breton. Contemporain de Dominique Deurbroucq, il fait fortune dans la production et le commerce des toiles à partir de Rennes.

Heurtin (G.), L'hôtel Deurbroucq, in Les Annales de Nantes et du Pays nantais, Société académique de Nantes et de la Loire-Atlantique, n° 246,‎ 1992. Consultable ici.
Jeulin (P.), L’évolution du port de Nantes, Organisation et trafic depuis les origines, Paris, 1929. Ancien mais une bible d'informations.
Meyer (J.), Esclaves et négriers, Paris, 1985.
                , Histoire du sucre, Paris, 1989.
               , L’armement nantais dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Paris, 1999 [en ligne ici].
Petré-Grenouilleau (O.), La traite des Noirs, Que sais-je?, Paris, PUF, 1998.
                                   , Joseph Mosneron, armateur négrier. Portrait culturel d’une bourgeoisie négociante au siècle des Lumières, Rennes, 1995
                                  , Les négoces maritimes français, XVIIe-XXe siècles, Paris, 1997.
                                  , Nantes au temps de la traite des noirs, Paris, 1998.



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