12 avril 1240 : les Juifs sont expulsés du duché de Bretagne.

Ordonnance de Ploërmel, 12 avril 1240.

      Le 10 avril 1240, Jean le Roux, duc de Bretagne, ordonne l’expulsion de tous les Juifs du duché. Si d’autres expulsions de Juifs au Moyen Âge ont été maintes fois étudiées et commentées, comme celles prononcées par les rois de France en 1182 et 1306 ou par le roi d’Angleterre en 1290, ce n’est pas le cas de l’expulsion des Juifs bretons. Pour comprendre cette expulsion il faut au préalable la remettre dans le contexte de l’histoire des Juifs de Bretagne dans la première moitié du XIIIe siècle et en particulier les massacres de 1236 qui accompagnèrent la préparation d’une nouvelle croisade.

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      On April 10th 1240, John the Red, Duke of Brittany, ordered the expulsion of all the Jews from his duchy.  While other medieval expulsions of Jews have been thoroughly studied and commented upon, such is not the case with the expulsion of Brittany’s Jews.  In order to understand this expulsion and place it in context, we will trace the history of Brittany’s Jews in the early thirteenth century, paying particular attention to the massacres of Jews in 1236 that accompanied the preparation for a new crusade.



Brève histoire de la communauté juive de Bretagne (1209-1240)


      Les Juifs n’ont jamais été très nombreux en Bretagne. La plus importante communauté est installée à Nantes. La première mention d’une implantation juive émane d'une source religieuse : le concile de Vannes vers 465 ; les clercs ont l'interdiction de partager leurs repas avec des Juifs. Notre connaissance de la présence juive à Nantes et dans quelques autres villes bretonnes (Rennes, Fougères, Guérande) ainsi que dans le comté de Penthièvre (dans les actuels départements des Côtes d’Armor et d’Ille et Vilaine) est fondée sur un très petit nombre de documents. Mais nous ne disposons d’aucun texte hébraïque de nature liturgique, théologique ou juridique produit en Bretagne. Nous ne disposons d’aucune notice concernant des synagogues, même si on suppose qu’il y en a eu, en particulier à Nantes, puisque la communauté juive disposait d’un cimetière. Le manque de documentation avant le XIIIème siècle serait-il l’indice de l’absence (ou quasi-absence) de Juifs dans le duché de Bretagne ? Cette communauté bretonne serait-elle constituée des Juifs expulsés du royaume de France par Philippe II en 1182 ? Certes, il existe toujours à Nantes une « Rue de la Juiverie », qui conserve peut-être bien la mémoire d’un quartier juif.

       Il nous reste essentiellement des documents attestant de l’activité de Juifs comme prêteurs envers des membres de la classe seigneuriale (le seul document conservé avec une traduction en hébreux est d'ailleurs une reconnaissance de dette datant de 1235). En effet, la communauté juive médiévale sans doute petite, bien intégrée participe à l’activité économique, comme marchands, médecins et prêteurs. Bien que théoriquement sous la protection de l'évêque ou de seigneurs, la minorité juive subit souvent avanies et vengeances. Nos sources écrites par des Chrétiens sont d'ailleurs rarement "bienveillantes" à leur égard. Ainsi en 1222, le document scellant la réconciliation entre le "régent" au duché de Bretagne Pierre de Mauclerc* et l’évêque de Nantes, Étienne de la Bruyère proclame : « Je veux et j’accorde que l’évêque ait sur les Juifs demeurant en son fief la même juridiction que possédaient sur eux ses prédécesseurs. Si les Juifs ne veulent pas s’y soumettre, qu’ils sortent du fief de l’évêque et qu’ils ne reviennent pas ». Ce type de dépendance directe de la communauté juive envers l’évêque se trouve également dans d’autres cités épiscopales d’Europe. Avant 1536, le climat envers la communauté juive du duché de Bretagne ne laisse pas présager du pire...


Le "juif usurier" au royaume de Castille, 1221. L'antisémitisme ne date pas d'hier...

Des massacres de 1236 à l'expulsion du 12 avril 1240...

      En 1236, dans un contexte de préparation et du départ d'une croisade, des croisés à destination de Jérusalem, tuèrent des Juifs à travers la Bretagne, l’Anjou et le Poitou. Ces massacres étant souvent passés sous silence, nous ignorons si les hommes du duc Pierre de Dreux y participent. Deux textes en hébreu font mention de ces massacres ; l’un d’entre eux fait état de 3.000 morts. Comment expliquer cette folie meurtrière envers les Juifs de Bretagne ? Deux facteurs semblent en jeu ici : une violence d’ordre religieux déclenchée par l’appel à la croisade, et la convoitise envers les biens des marchands et prêteurs juifs. Ce n’était pas la première fois qu’un appel à la croisade déclenchait des violences contre des Juifs. Lors de la première croisade, en 1095 et 1096, des bandes de croisés tuèrent plusieurs milliers de Juifs de Rhénanie, et pillèrent leurs biens. Appelés à se battre contre les « ennemis du Christ » en Orient, certains estimaient qu’il fallait d’abord attaquer ses ennemis en Europe : les Juifs. Quelle est l'ampleur des massacres de la communauté juive de Nantes ? D’autant plus qu’à cause d’une vacance temporaire du pouvoir épiscopal, il n’y avait pas d’évêque pour tenter de les protéger. On constate tout simplement que la documentation de la communauté juive nantaise, déjà rare, s’arrête en 1236. Impossible donc de connaître l'ampleur, mais il n’y a aucune raison de supposer que la communauté juive de Nantes ait échappée à ces tueries.

      Papes, évêques et empereurs (entre autres) intervinrent pourtant pour défendre les Juifs. Le 10 juin 1236, les évêques réunis au Concile provincial de Tours (y compris les évêques de Bretagne) interdisent aux Chrétiens, et en particulier aux croisés, d’attaquer ou de tuer les Juifs, ou de les voler. Le concile proclame également que le croisé qui commet des meurtres ou d’autres « crimes énormes » doit être privé de son statut de croisé par la justice ecclésiastique, puis remis aux mains de la justice laïque pour punition. En septembre 1236, le pape reconnut que son propre appel à la croisade, mal compris par les croisés, avait pu être une incitation à cette violence.

      En 1239, Pierre de Mauclerc* part en Terre Sainte. L'année suivante, son fils Jean Ier Le roux prononce l’expulsion des Juifs de Bretagne par L'ordonnance de Ploërmel du 12 avril 1240. Quelle était sa motivation ? Faut-il croire, comme certains historiens, qu’il subit la pression d’hommes d’Église hostiles aux Juifs ? Mais les évêques bretons ont participé, en 1236, au concile provincial de Tours, qui a vivement condamné la violence anti-juive. Comment alors expliquer ce possible volte-face ? C'est d’autant plus surprenant qu’ils n'impressionnaient pas facilement Jean le Roux. Lors de son accession au trône ducal en 1237, il refuse de jurer de défendre les libertés de l’Église, sans craindre ni roi de France ni ses conseillers ecclésiastiques. Peut-être qu’avec l’expulsion des Juifs, il cherche à déstabiliser l’aristocratie ecclésiastique locale en se montrant plus farouche qu’eux dans la lutte contre les ennemis de l’Église. Cela correspondrait assez bien avec ce que nous savons de ce duc, plus habile que son père à défendre ses prérogatives face aux évêques. Mais les principales motivations du duc dans l’édit d’expulsion sont d’abord financières. Nous avons vu, un certain nombre de nobles bretons et notamment Pierre de Mauclerc se sont parfois lourdement endettés envers des Juifs entre 1209 et 1235. Avec une expulsion des Juifs du duché, ses bons chrétiens voient leurs dettes annulées, récupèrent leurs gages, pillent les avoirs juifs. Ensuite, le duc prononce l’interdiction de toute poursuite judiciaire liée aux violences de 1236 : personne ne sera accusé de meurtre. Le contraste est net avec les autres régions concernées par les massacres, car davantage sous l’autorité du roi français Louis IX, des enquêteurs royaux condamneront des meurtriers et des voleurs de Juifs.


Sceau du duc Jean Ier de Bretagne.
 Et après l’expulsion de 1240 ?

      Un seul document nous donne quelques éclairages. En mai 1243, dans une charte, 2 chevaliers évoquent un fouage extraordinaire qu’ils ont touché. Ils insistent sur le caractère exceptionnel de cette imposition qui ne leur donne aucun droit futur. « Nous avons reçu le dit fouage de leur part pour retirer les juifs de la terre de Penthièvre ». Cela implique qu’il y avait encore des Juifs dans le Penthièvre en 1243, mais que les autorités agissent pour les expulser. Quel était le rôle des deux chevaliers, qui justifiait leur rémunération ? Forcer les Juifs à partir ? Les escorter hors de la terre bretonne ? Ce document met fin à la courte et triste histoire des Juifs de Bretagne au Moyen Âge. Les Juifs bretons qui ont survécu aux massacres émigrent sans doute vers l’Anjou, le Poitou et pour certains vers l’Angleterre, d’où ils seront expulsés 50 ans plus tard. Dans la documentation bretonne, on ne verra plus de trace de Juifs avant le XVIe siècle, quand des Juifs fuyant d’autres expulsions, d’Espagne et du Portugal, s’établiront de nouveau (certes, en petit nombre) en Bretagne.
 

*  En 1203, le roi de France Philippe Auguste impose Alix de Thouars comme duchesse de Bretagne aux dépends de sa sœur aînée Aliénor, alors favorable à l'alliance avec le royaume d'Angleterre. En 1213, Philippe Auguste impose de nouveau sa volonté à la duchesse : elle doit épouser un de ses proches de la Maison capétienne : Pierre de Dreux (ou de Mauclerc). La duchesse étant trop jeune, son mari exerce une sorte de "régence" en son nom. En 1221, la duchesse meurt dans sa vingtième année, en donnant naissance à son troisième enfant. L'héritier légitime, le futur Jean Ier dit "le roux", n'a que 4 ans. Son père Pierre demeure donc baillistre de Bretagne sous le nom de Pierre Ier jusqu'en 1237.


Retrouvez ici l'analyse complète de John Tolan, professeur d'histoire médiévale à l'université de Nantes, dont est tiré mon article.




Pour allez plus loin :

BORGNIS DESBORDES (E.), Pierre Ier de Bretagne (1213-1237) Pierre de Dreux, un Capétien sur le trône ducal, Fouesnant, 2013.
LEGUAY (J.P.), MARTIN (H.), Fastes et malheurs de la Bretagne ducale : 1213-1532, Rennes, 435 p, 1982. Un classique mais à actualiser.
MORVAN (F.), 1213 : un capétien, Pierre de Dreux, devient duc de Bretagne, 2009, article ici.
POSTIC (M.N.), Sur les traces d'une famille juive des Monts-d'Arée, Spézet, Ed Coop Breizh, 2007.
TOCZE (C.), Les Juifs en Bretagne, V-XXème, Rennes, 435 p, 2006. Passionnant ! Il est par ailleurs l'auteur d'un autre livre intéressant : Être juif à Nantes sous Vichy, Paris, 158 p, 1994.





Le texte complet et traduit de L'ordonnance de Ploërmel du 12 avril 1240    (Lien ici).

      A tous ceux qui les présentes lettres verront, Jean, Duc de Bretagne, Comte de Richement, salut. Sachez que nous, sur la demande des évêques, des abbés, des barons et des vassaux de Bretagne, ayant examiné avec soin l'intérêt du pays, nous chassons de Bretagne tous les Juifs. Ni nous, ni nos héritiers nous n'en tiendrons jamais un seul sur nos terres en Bretagne et nous ne souffrirons pas qu'aucun de nos sujets en aient sur les siennes. Toutes les dettes contractées envers des juifs établis en Bretagne, de quelque manière et pour quelque raison que ce soit, nous les remettons entièrement et nous en donnons quittance. Toutes les terres hypothéquées à des Juifs, tous les gages mobiliers ou immobiliers détenus par eux feront retour aux débiteurs ou à leurs héritiers, sauf les terres et les autres gages qui auraient été vendus à des chrétiens par jugement de notre Cour. Personne ne sera accusé ou mis en jugement pour avoir tué un Juif avant aujourd'hui. Nous prierons, nous engagerons de bonne foi et de tout notre pouvoir Monseigneur le Roi de France à confirmer par ses lettres la présente assise ou ordonnance, et nous nous portons garant pour notre père et pour nous que les dettes contractées en Bretagne envers les Juifs ne seront jamais payées sur les terres de notre père. Cette assise, comme elle est ici écrite, nous avons juré de bonne foi d’observer à jamais ; s’il nous arrivait d’y contrevenir, tous les évêques de Bretagne ensemble ou chacun séparément, peuvent nous excommunier et mettre l’interdit sur nos terres sises dans leurs diocèses, nonobstant tout Privilège obtenu ou à obtenir par nous. De plus, nous voulons et accordons que nos héritiers qui au temps à venir nous succèderont, quand ils auront atteint l’âge légitime, s’engagent par serment à fidèlement observer cette assise comme elle est écrite ici. Les barons, les vassaux et tous autres astreints à jurer fidélité au comte de Bretagne ne la jureront point ni ne rendront leur hommage à nos héritiers, tant que ceux-ci, dûment requis par deux évêques ou deux barons au moins au nom des autres, n’auront pas juré de garder cette assise fidèlement. Mais ce serment fait, les barons et tous ceux qui doivent fidélité au comte de Bretagne jureront fidélité et rendront hommage immédiatement à nos héritiers. Enfin, les évêques, les barons et tous les vassaux de notre duché ont juré et accordé que jamais ils ne recevront ni ne permettront de recevoir des Juifs dans leurs terres en Bretagne. Donné à Ploërmel, le mardi avant la Résurrection de notre Seigneur l’an MCCXXXIX.


H.M

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