J'avais envie de reprendre nos rendez-vous des 26 de chaque mois relatif à l'histoire de la région. Mais avant de reprendre l'histoire de l'Armorique romaine, durant les mois à venir, le thème abordé sera celui de la présence " étrangère " en Bretagne, ce territoire ouvert sur le monde...
Petersen Edvard, Emigrants at Larsens Plads, 1890. |
L'univers maritime au cœur des présences étrangères
sous l'Ancien-Régime (XVIème-1789)
Les migrations en Bretagne sont anciennes. Sans parler des mouvements de population dans l'antique Armorique ou dans la Bretagne ducale du Moyen-Âge, la présence étrangère depuis l'union à la France est continue et polymorphe. La position de la Bretagne " au cœur d'un monde maritime", la découverte de l'Amérique, l'installation de la Compagnie des Indes et de la Royale, l'essor de la navigation et du commerce dans la Manche puis dans l'Atlantique, la course et la pêche au grand large, constituent autant d'éléments qui ouvrent la Bretagne sur des horizons lointains. Au XVIIIème siècle, dans un contexte de " désir du rivage " et de rêve de voyage en Occident, les ports bretons, Finis terrae de l'Europe, voient s'accroître le passage de populations venues de tous les continents. Mais, en ce temps de lumières, aux " effervescences urbaines " et au cosmopolitisme naissant des grands ports répond un " sombre XVIIIème siècle " dans des campagnes bretonnes encore peu perméables au monde extérieur. Cependant, sous l'Ancien Régime, les multiples facettes de la présence d'étrangers – négociants ou manouvriers, civils ou militaires, relégués ou réfugiés – préfigurent les mouvements migratoires temporaires ou durables qui, dans la période contemporaine, vont s'intensifier et pénétrer progressivement le territoire breton, accompagnant l'entrée de la Bretagne dans la modernité.
1]. Ingérences et occupations étrangères
Anne de Bretagne épouse le roi de France Charles VIII en 1491 puis Louis XII en 1499, scellant le destin du duché, objet de convoitises étrangères, à celui du royaume de France. Durant cette période transitoire, contemporaine du différend opposant la couronne de France à la papauté sur la nomination des évêques, plusieurs prélats " ultramontains " administrent, sans y résider, des diocèses bretons. Giovanni Stafileo, originaire de Dalmatie, reçoit le diocèse de Dol, Nicolo Cajetan Sermonetta celui de Quimper...
Bachot (J.), Port-Louis, carte de 1624. |
En 1532, le duché est rattaché au Royaume par François Ier. Cette union expose désormais la Bretagne aux incursions et invasions des puissances en guerre avec la France. Lors des troubles de la Ligue et face aux troupes anglaises appelées en renfort par le roi de France, le duc de Mercoeur, gouverneur de Bretagne, sollicite quant à lui l'aide du souverain d'Espagne, Philippe II. Ce dernier, qui revendique le duché pour sa fille l'infante Isabelle, obtient en échange de son intervention une place de sûreté dans l'embouchure du Blavet. Juan del Aguila est nommé commandant des lieux qu'il occupe avec 6.000 Espagnols de 1590 à 1598. Durant cette occupation, qui affecte aussi la presqu'île de Crozon (à Roscanvel, les ruines du fort de la "Pointe des Espagnols" témoignent de l'occupation du site par les troupes de Philippe II qui ambitionnait de prendre Brest), la Cornouaille et la région de Guémené-sur-Scorff, Cristobal de Rojas, ingénieur des fortifications de Cadix, est chargé d'édifier plusieurs ouvrages militaires, dont la citadelle de Blavet (futur Port-Louis à partir de 1618), seul port d'importance entre Nantes et Brest. Pendant la Guerre de Trente ans, des prisonniers espagnols sont cantonnés dans les régions de l'Ouest, notamment à Quimper, Locronan ou au château de Fougères. En 1719, dans un contexte émeutier, l'Espagne est une nouvelle fois sollicitée en Bretagne ; Philippe V envoie, de Santander, une escadre de sept navires dont un seul atteint la presqu'île de Rhuys. Mais la principale menace vient du Nord... Du XVIème siècle au début du XIXème, les côtes et les îles bretonnes sont régulièrement exposées aux incursions hollandaises [1588 au Conquet, 1674 à Sauzon] et surtout aux invasions et occupations anglaises : Quiberon, Les Glénans, Lorient, Brest, Cancale, Morlaix ou Saint-Malo en ont particulièrement souffert. A Belle-Île, la maison dite " de Crawford ", du nom du gouverneur anglais de l'île, témoigne de cette occupation anglaise entre 1760 et 1763. Ces relations conflictuelles avec l'Angleterre ne sont pas sans répercussions, jusqu'après l'entente cordiale, sur les représentations collectives de l'Anglais en Bretagne.
2]. Réfugiés, maîtres ouvriers et négociants d'Europe
L'homme politique nantais Antoine Walsh (gauche), 1745. |
La Bretagne connaît au XVIIème siècle un afflux exogène de population parmi les plus importants de son histoire moderne avec l'arrivée des Irlandais, fuyant la soumission de l'île par Cromwell (1649), et l'exode des partisans de Jacques II défait sur la Boyne par Guillaume III (1690). Le 24 mars 1689, une lettre du maréchal d'Estrées parvint à Locronan, ordonnant de préparer les logements pour 300 hommes de troupes irlandaises qui parties de Quimper se dirigeaient sur Brest pour y être embarquées sur les vaisseaux de sa Majesté. Après le traité de Limerick (1691), des milliers de Jacobites quittent encore les îles britanniques pour se réfugier en France, surtout dans les régions atlantiques et particulièrement en Bretagne. Par ailleurs, nombre "d'Irois (nom courant alors pour désignés les Irlandais) prennent activement part à l'essor maritime de la province, notamment à Lorient, Morlaix, Nantes et Saint-Malo, comme les familles Bourke, Walsh ou Butler.
Plus largement, la Bretagne attire des négociants venus d'autres régions de France et de l'étranger : les Derm ou les Borgnis-Desbordes, partis d'Italie et établis à Brest, les Jogues, arrivés d'Espagne ou encore les Saulnier de Cugnon, originaires de Luxembourg. En raison de l'éloignement de la noblesse et de la bourgeoisie riche pour le commerce, la place de Morlaix fut particulièrement concernée par ce phénomène, surtout au XVIIIème siècle. À Saint-Malo, Vénitiens, Génois, Portugais, Espagnols des Canaries versent comme les Irlandais dans les activités maritimes. Néanmoins, le nombre et le rôle des étrangers en Bretagne demeurent moindres qu'à Marseille et à Bordeaux.
Avec la création du port et de l'arsenal du Ponant par Richelieu en 1631, puis son aménagement par Colbert, les villes de Brest et Recouvrance, désormais réunies, voient affluer une main-d'œuvre recrutée localement mais aussi quelques ouvriers des Flandres, d'Allemagne ou d'Italie, sollicités pour la maîtrise de leur art. " Des maîtres ouvriers de Hollande s'installèrent et firent souche à Brest, même si, au début, ils avaient tendance à vivre en communauté nationale, en formant une petite Hollande. Les Irlandais étaient particulièrement nombreux et plusieurs firent souche. Gérard Boorm, irois, était maître fondeur de cloches au port. " A. Boulaire (A.), Brest au temps de la Royale, Brest-Paris, Éditions de la cité, p. 148, 1989. La rapide renommée de Brest en dehors des frontières du Royaume attire, dès 1718, de jeunes étudiants, Moscovites et Irlandais, qui viennent se former à l'arsenal.
L'apport des étrangers est aussi financier. Les Borgnis développent une activité bancaire à Brest ; les frères Hogguer, banquiers suisses originaires de Saint-Gall, prennent des actions dans la Compagnie des Indes et font construire, en 1710, le château de Kerguéhennec à Bignan dans le Morbihan. Enfin, la contribution des étrangers au monde des arts, en déclin depuis la disparition de la Cour de Bretagne, connaît un timide renouveau, essentiellement à Rennes, au XVIIIème siècle.
Le château de Kerguéhennec, aujourd'hui, centre d'art contemporain. |
Le 18 juin 1686, un événement exceptionnel anime le port de Brest : une ambassade envoyée par le roi de Siam auprès de Louis XIV, débarque dans le port. La délégation quitte la ville le 9 juillet pour Versailles via Landerneau. En souvenir de cette visite, la rue Saint-Pierre a été renommée "rue du Siam", une " rue de Brest " existe également toujours à Bangkok ! Cet épisode, marquant pour les esprits brestois, illustre l'esquisse de contacts entre la population bretonne et le monde extra européen dès le XVIIème siècle.
Nicolas Larmessin, L'ambassade du Siam se présente face au roi Louis XIV. |
Au Sud de la Bretagne, à Port-Louis, la Compagnie de Madagascar créée en 1659 par le duc de la Meilleraye, puis la Compagnie française des Indes orientales instituée par Colbert en 1664, favorisent, sur l'autre rive du Scorff, la fondation en 1666 de la ville de " L'Orient " qui devient, en quelques années, l'un des principaux ports du Royaume et le " rendez-vous de tous les négociants de l'Europe ". Au Nord, Morlaix et Saint-Malo participent déjà à la course qui draine, dans la Manche et sur l'Océan, corsaires anglais, hollandais ou espagnols ; en 1604, un vaisseau turc est même pris sur les côtes du Léon, tandis que des Bretons se retrouvent captifs dans les États barbaresques. Régulièrement, les brigantins des corsaires arabes de Salé approchent les côtes bretonnes. Jusqu'au XIXème siècle, des étrangers prennent du service sur les corsaires bretons comme en témoignent les rôles d'équipage : scandinaves, portugais, américains... Sur terre, les prises vendues aux enchères par les Amirautés introduisent un exotisme seulement connu des marins et de quelques voyageurs ; et les hommes ne sont pas exempts du trafic. D'ailleurs, au XVIIIème siècle, des navires négriers partent de Nantes, Brest, Morlaix, Saint-Malo ou Port-Louis vers les côtes africaines, la Louisiane et les Antilles. Les autres ports bretons participent au commerce triangulaire, notamment par l'aspect carcéral. Selon l'expression de l'époque, un " dépôt de Nègres " est créé au château de Brest en 1777 afin de regrouper les Noirs provenant des amirautés de Brest, Morlaix, Quimper et Saint-Brieuc. Un " état des Noirs " est dressé par Tanguy Lunven de Coatiogan, procureur de l'amirauté de Brest, qui reçoit la charge de la " Police des Noirs et autres gens de couleur ". À Brest, dès la fin du XVIIème siècle, sont mentionnés des " Arméniens vendeurs de café " chez qui les jeunes gens de la Marine viennent jouer au billard " jusqu'à des heures indues ".
Depuis les premières incursions des morutiers malouins au large de Terre Neuve et les expéditions de Jacques Cartier sur les côtes du Canada, la Bretagne entretient également des relations croissantes avec le continent américain, principalement l'Amérique du Nord et les Antilles. Dans le voyage, l'émigration ou l'exil sur l'autre rive de l'Atlantique, des Bretons consacrent leur union avec des étrangers qui les suivent à leur retour au pays, à l'image de Keredern de Trobriand, revenant à Plouigneau en compagnie d'Anna Maria Teresa de Massa y Leunda y Aristiguieta, espagnole qu'il a épousé sur l'île de Cuba en 1768. À côté de ces itinéraires individuels, deux mouvements migratoires notables, partis d'Amérique, vont toucher la Bretagne au XVIIIème siècle.
Le premier, forcé, concerne les Acadiens. Déportés d'Acadie par les Britanniques en 1755, ces descendants d'émigrants français, notamment bretons, trouvent refuge en Louisiane, aux Antilles ou en France. Près de 3.500 s'installent dans les ports français de l'Ouest, en particulier à Morlaix, Saint-Malo et Sauzon, (Belle-Île ayant été rétrocédée à la France après le Traité de Paris en 1763). Le second est le fait de négociants et de navigateurs des colonies britanniques d'Amérique du Nord, dont le passage en Bretagne au XVIIIème siècle s'accroît au rythme de l'essor des relations commerciales et maritimes avec l'Europe continentale. À la veille de la déclaration d'indépendance par les " Treize colonies " (1775), le rapprochement avec le royaume de France s'accélère. En Bretagne, il se manifeste jusque dans la course qui oppose Français et Anglais : L'équipage franco-américain du corsaire La Princesse noire, capturé par la frégate anglaise Médée, s'empara du navire et l'amena triomphalement à Morlaix en 1771. En 1786 ce sont des prisonniers américains de Boston qui prennent le Fox en rade de Plymouth et gagnent le port de Morlaix. La présence d'Américains passés d'Angleterre en France, d'Acadiens et d'Irlandais positionne la Bretagne aux avant-postes de l'aide à la guerre d'indépendance américaine. En juin 1778, la victoire de la frégate française La Belle Poule sur la frégate anglaise Arethusa près de Plouescat signe l'entrée en guerre de la France. Poussé vers le golfe du Morbihan par des vents défavorables, c'est à Auray, en 1776, que débarque Benjamin Franklin, mandaté auprès de Louis XVI par les Colonies Unies d'Amérique, tandis que les rades de Port-Louis, de Saint-Malo ou de Brest arment les vaisseaux français qui se portent, à partir de 1778, au secours des " insurgents " américains. Après l'indépendance, la Bretagne développe des relations régulières avec les États-Unis : Lorient, déjà " port privilégié du commerce américain " au XVIIIème siècle, attire des baleiniers de Nantucket et devient la porte de l'Amérique avec une ligne de paquebots qui la relie désormais à New York.
Durant le règne de Louis XVI, un consensus se dégage pour reconnaître l'apport des étrangers au développement économique du Royaume de France ; Royaume qui ne cesse, d'ailleurs, face aux progrès industriels de l'Angleterre, " d'avoir besoin du concours de l'extérieur ". Le pouvoir, conscient de cette richesse, cherche à attirer des élites étrangères des principautés allemandes ou d'Angleterre. À cet égard, la Bretagne, en vis-à-vis des îles britanniques, avec des ports en plein essor et ouverts sur le monde, offre, à la veille de la Révolution, un visage attractif pour l'accueil d'initiatives, d'expériences et d'investissements étrangers.
Morillon (A.), (dir.), Histoire et mémoire de l'immigration en Bretagne, Rapport final de l'ODRIS, Janzé, juin 2007.
A suivre, le mois prochain : LE SOLDAT, LE SUSPECT, LE PRISONNIER : TRIPTYQUE D'UNE PRÉSENCE SOUS LA RÉVOLUTION ET L'EMPIRE (1789-1814).
Pour en savoir plus :
Carrer (P.), La Bretagne et la guerre d'indépendance américaine, Rennes, Les Ports du Large, 2005.
Clarke de Dromantin (P.), Les Réfugiés jacobites dans la France du XVIIIème siècle, Pessac, PUB, 2005.
Corbin (A.), Le Territoire du vide. L'Occident et le désir du rivage (1750-1840), Paris, 1990.
Cornette (J.), Histoire de la Bretagne et des Bretons, Paris, 2005.
Decombe (L.), Les Comédiens italiens à Rennes au XVIIIème siècle, IN Bulletin et Mémoires de la Société archéologique d'Ille-et-Vilaine, tome XXIX, Rennes, 1900.
Dupont (E.), Au Pays de la course et de la traite. Le Vieux Saint-Malo, Nantes, 1928.
Fonteneau (J.M.), Les Acadiens, citoyens de l'Atlantique, Rennes, 1996.
Haudrère (P.), La Compagnie française des Indes au XVIIIème siècle, Paris, 2005.
Lequin (Y.), Histoire des étrangers et de l'immigration en France, Paris, 1992.
Moal (L.), L'étranger en Bretagne au Moyen Âge. Présence, attitudes, perceptions, Rennes, 2008.
Nières (C.), (dir.), Histoire de Lorient, Toulouse, Privat, 1988.
ici, Tellez Alarcia (D.), L’exil jacobite irlandais et l’Ouest de la France (1691-1716), IN Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 109-4, pp 25-40, 2002.
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