17 mars 1945 : la catastrophe du Boivre (2/2)

Tableau allégorique de la catastrophe du Boivre réalisé Louis Barteau. Il est exposé à l'église de Saint-Père en Retz.

        Les paysans riverains du marais demandèrent alors (Cf. ici la raison) un chantier visant à faire baisser le niveau du lac et à recouvrer une partie des 600 ha inondés [1] : champs, pâtures, routes... . Tout le monde avait compris, et les Allemands eux-mêmes, que les échéances étaient proches (il s'agissait aussi pour eux de faciliter leurs déplacements en cas d'attaque pour libérer la Poche !). Les syndics agricoles et les maires des communes concernées intervinrent donc auprès du colonel Kässberg, à la Kommandantur de Saint-Brévin. Et celui-ci allait autoriser un premier chantier dès le 2 février 1945, où un premier groupe de volontaires français travailla sous encadrement allemand à libérer les eaux sur l’emplacement de l’ancien exutoire du Boivre, l’ancien « touque », à l’Ermitage. Mais on allait buter sur un enrochement qu’il aurait fallu faire sauter à la dynamite et les Allemands préféraient la réserver à d’autres usages. Le chantier fut donc interrompu.


[1] Je (M.A. Gautier) suis né dans la ferme la plus inondée de ce marais puisque l’eau y atteignait les fenêtres. Après son retour de captivité et au lendemain de son mariage en 1946, mon père y avait remplacé son frère Joseph, « tué au Boivre ». Il y avait eu 4 morts dans le village. Mes petits voisins les plus proches étaient des « orphelins du Boivre ». [...] Les traces de la guerre étaient encore partout : blockhaus dont on récupérait les ventilateurs pour actionner les forges, barreaux cloués sur les arbres-miradors, [...] carter de protection des grands projecteurs de Flak de la Clercière récupéré pour couvrir le puits ou confectionner des mangeoires à cochons… Mais ce qui encombrait aussi l’espace et les mémoires de nombreuses familles de riverains du marais, c’était le souvenir de cette journée tragique dont on ne parlait pas et plus généralement de cette longue parenthèse de la « poche » que l’on s’était hâté d’oublier pour se lancer dans la reconstruction et rattraper le temps perdu.


        (Le chantier) allait reprendre quelques semaines plus tard, à quelques centaines de mètres plus à l’ouest, en direction de la Pierre Attelée, vers Saint-Michel, sur l’emplacement d’une zone de dunes acquise avant guerre par le syndicat du marais pour couper les derniers méandres et faciliter l’écoulement du Boivre à la mer. Il s’agissait de creuser une tranchée à travers les dunes destinée à faire baisser le niveau du lac d’1 m. Ainsi le 14 mars 1945, la Kommandantur de Saint-Brévin rédigeait une réquisition à destination du maire de Saint-Père-en-Retz (ci-dessous). Le lendemain, ce fut le maire de Saint-Brévin qui recevait copie de cette réquisition qu’il complétait par les mentions suivantes : « Les travaux ont commencé ce matin 15 mars. Il serait désirable que les dirigeants du Syndicat des marais viennent prendre la direction des travaux eux-mêmes. On m'a promis à la Kommandantur, cet après-midi, que les mines seraient enlevées demain ou après-demain au plus tard »

       
Réquisition envoyée par la Kommandantur de Saint-Brévin au maire de Saint-Père-en-Retz le 14 mars 1945.

La catastrophe du 17 mars 1945...


        Le chantier commença donc le 15 mars 1945. (Les ouvriers réquisitionnés) dégageaient à la pelle puis rangeaient les mines sur le remblai. Une équipe côté terre, une autre côté mer. Pas vraiment dangereux puisque les mines (prévues pour se déclencher avec 600 kg de pression) ne sautaient que sous les roues d’un camion, des chenilles d’un char… Ou peut-être d'une vache ! Mais un homme, rien à craindre ! [...] Un couloir d’une vingtaine de mètres de large sur soixante de long est dégagé. Pendant le déminage, les 2 équipes continuaient leur sape. Par endroits, on ne voyait déjà plus les hommes. 244 mines furent relevées… [...] (Il était prévu que) les charrettes viendraient les enlever le lendemain, puis les chômeurs du bourg seraient embauchés pour terminer la tranchée. 

      (Le matin du 17 mars), chacun arriva à son heure, selon la distance, la motivation ou les hasards de la vie. Le maraîcher Jean-Marie Gineau, premier sur le chantier, était déjà penché sur une mine qui semblait avoir poussé dans la nuit. « Tiens, encore une ! J’aurais pourtant juré qu’il n’y en avait plus hier soir ...  Elle est bizarre, celle-là. On dirait qu’elle a poussé dans la nuit » ! Le premier réflexe aurait pu être de la balancer sur le tas, mais la présence de cet engin solitaire était bien intrigante. La veille, c’était propre, [...] les artificiers allemands avaient tout désamorcé… Et en voilà une autre, surgie de nulle part, comme neuve ! Les ouvriers présents s'agenouillent, ils ont observé les jours précédents le travail des artificiers allemands. Curieusement, la sonde de pression du détonateur semblait dévissée (laissant) apparaître des filets neufs. Chacun y allait de son commentaire, mais (personne) n’osait pas y toucher. Pas un Feldgendarm ni un artificier pour prendre une décision ou donner un conseil de prudence. La mine est recueillit au creux d’une pelle et elle est balancée sur les autres, à l'image du geste reproduit " sans dommage " plus de 240 fois par les artificiers allemands ! Mais le 17 mars 1945, la mine découverte explosa et entraîna l’explosion en chaîne de toutes les autres...


La confusion régna pendant des heures. Pas d’appel [...] comme pour les chantiers de réquisition allemands. Ni gardes ni contremaîtres officiels. Des hommes étaient là hier qui n’y étaient plus aujourd’hui. Certains étaient en chemin ou avaient fait demi-tour, d’autres s’attardaient au café Clémot [...]. Des tours avaient été échangés. On en attendait une soixantaine mais c’est au fil des heures que l’on se convainquit que seuls une vingtaine étaient arrivés. La dune était tellement bouleversée qu’on se demandait s’il n’y avait pas encore des victimes enfouies, mais on n’osait pas trop fouiller ! Les corps furent transportés à même les charrettes [...]. Georges Nettay, le menuisier aida à descendre les corps pour les disposer dans la mairie où Fernande Nettay assistée d’une religieuse entreprit la toilette mortuaire. Rude tâche étant donné l’état de certains corps et la suie noire et collante de la poudre les recouvrant. Puis arrivèrent les familles les unes après les autres, effaçant définitivement les doutes sur les identités. Le chagrin submergeait les proches mais aussi l’incompréhension, et parfois la colère qui tourna même à l’altercation avec les Feldgendarmen. On faisait comprendre aux soldats qu’on les tenait pour responsables. Pour les Allemands, qui eux-mêmes avaient perdu des leurs, tout était de la faute de ces paysans impatients et manquant de prudence !

        Les consignes sanitaires en vigueur lors de la catastrophe du Boivre étaient celles édictées par le maire pour faire face à un bombardement. Par exemple, [...] à Saint-Michel-Chef-Chef : « En cas de chute de bombes, les hommes valides du bourg et des villages voisins doivent venir se mettre à la disposition du directeur de la défense passive aussitôt le bombardement terminé pour aider les premiers sauveteurs à dégager les ensevelis et à transporter les blessés. Rassemblement dans la cour de la biscuiterie Saint-Michel. Que chacun apporte une pelle, une pioche, un seau et si c'est de nuit, une lampe-lanterne… ». Ainsi, environ 80 hommes pouvaient se mettre à la disposition des équipes de défense passive de Saint-Michel ainsi que :



   Moyens dérisoires pour faire face à des combats prolongés au milieu des civils ou à un bombardement massif, mais non négligeables pour faire face à une catastrophe de guerre comme celle que l’on vient de vivre. (Sauf que) la quantité d’explosif et de ferraille était telle que l’effet de souffle ajouté aux ravages des éclats, avait tué la plupart des hommes dès les premières minutes. Pour ceux-là, plus rien à attendre que de retrouver les corps, les reconnaître et les transporter sans exposer les secouristes à d’autres risques. Quant aux secours proprement dit, ils ne pouvaient plus concerner que les victimes les plus éloignées du foyer de l’explosion, celles qui se trouvaient sur la dune et avaient été projetées sur la plage.


Les victimes et les funérailles

        Sur les 15 victimes, 10 n’avaient pas 25 ans. Le plus âgé avait 71 ans, le plus jeune 13 ans et demi. 4 étaient père de famille. Tous étaient cultivateurs.



        Le lundi 19 mars au matin, 10 cercueils sont alignés devant la mairie de Saint-Père-en-Retz et on tendit l’oreille pour entendre les paroles consolantes de Joseph Rouxel, l’adjoint au maire : « … Notre pensée conçoit difficilement que ces dix cercueils renferment les restes mortels de ces hommes, de ces jeunes gens, qui il y a trois jours étaient des êtres pleins de vie et d’entrain. Ils sont morts dans des circonstances si tragiques qu'elles les placent au rang des soldats tombés à leur poste de combat. Aussi, lorsque la guerre sera terminée et que nous reviendrons ici, dans nos pèlerinages coutumiers où s'exalte le culte du souvenir, nous ferons pieusement revivre leur mémoire… ».

[...] Louis Hauraix vint au devant de ses ouailles et bénit les dépouilles. Derrière Vital Bouyer portant la croix, les porteurs, six par six, remontèrent les cercueils vers le chœur. L’église ne contenait pas la foule. Des odeurs de  marais se mêlaient à celle des cierges et de l'encens. [...] Les larmes coulaient, les yeux étaient rouges, mais aucune démonstration spectaculaire. Le curé Hauraix  appela chaque nom. Devant lui, en petit groupe compact, la première division de la classe de certificat… [...] La voix la plus claire et la mieux posée du groupe, répondant dix fois : « Mort au champ d’honneur du travail ». Puis quand le curé eut appelé tous les noms, ils reprirent d’un seul chœur : « Tous morts au champ d’honneur du travail », ce qui symboliquement revêtait une grande importance et valait déjà réparation, car ces hommes étaient morts au cours d’une mission collective où, en quelque sorte, ils s’étaient portés volontaires pour le bien commun et le salut économique de leur « petite patrie ». 60 porteurs prirent alors le chemin du cimetière à pas lents, sur la route où débouleraient dans deux mois Américains et FFI. Devant le cimetière, un peloton allemand tira une salve d’honneur. Même les durs avaient la larme à l’œil. Benedetti, le sous-préfet de Saint-Nazaire promenait sa grande cape entre les tombes et saluait les familles. Il avait ôté sa casquette pour s’incliner devant chacun, tout le haut du corps : « Condoléances » « Condoléances »  « Condoléances » ! … Les réjouissances collectives de la Libération, quelques semaines plus tard, furent parfois vécues comme un affront par les familles de victimes.


        Les mines qui explosèrent le 17 mars 1945 n’avaient pas été posées (pour la défense de) la Poche mais lors de la mise en place du Mur de l’Atlantique qui ne comportait pas que des blockhaus mais aussi de nombreuses défenses de plages en fonction du relief. Ici, il s’agissait de prévenir un débarquement sur des plages surmontées d’un cordon de dunes truffées de mines antichar et de mines antipersonnelles. Toute la zone littorale était déclarée « zone interdite » et semée de pancartes « Achtung ! Minen ». Si cette zone avait été libérée à l’été 1944, en même temps que Nantes et toute la région, il n’y aurait sans doute jamais eu de « catastrophe du Boivre » car le creusement de cette tranchée fatale aurait sans doute été effectué par des prisonniers allemands et en tout cas encadré par des démineurs compétents. Lorsque qu’elle survint, une guerre à petit feu avait déjà fait près de 400 victimes FFI aux marges de la poche et des dizaines de victimes civiles dans les no man’s land, mais à ces pertes dues aux combats, qui sont le lot commun des guerres, allaient s’ajouter ces victimes civiles imprévues. Outre bien sûr les hécatombes de masse au cours du naufrage du Lancastria, de l’opération Chariot ou des bombardements de Nantes et Saint-Nazaire, il n’y eut pas de toute la guerre dans le département, de combat plus meurtrier que cette catastrophe.

        Bien sûr, on reconnaissait sa propre imprudence… " On n’aurait pas dû toucher à cette mine-là ! "… Mais dira un autre : " Si elle a sauté c’est qu’elle était piégée ! Et par qui sinon par les Boches ! " … Que certains soldats fanatisés aient tenté un dernier coup en déposant intentionnellement cette mine pendant la nuit n’est pas à exclure. Il semble en tout cas invraisemblable que cette explosion soit le résultat d’une décision d’état-major alors que la nature et le calendrier des travaux avaient été négociés, que les autorisations avaient été données et que les artificiers allemands avaient eux-mêmes dirigé le chantier de déminage et désamorcé chaque engin. Un fait demeure : on ne s’était pas assez méfié de cet engin de mort [...]. Mais comment demander à des civils si peu ou si mal encadrés de respecter des consignes de sécurité relevant de l’art militaire ? 3 ans plus tard, on venait d’enregistrer la dernière réplique de l’opération Chariot ...

        Le traumatisme psychologique de cette catastrophe dure encore, ravivé chaque année devant la stèle inaugurée le 20 mars 1955. Dix ans après le drame, Joseph Rouxel, devenu le maire de Saint-Père-Retz, avait eu ce jour-là de fortes paroles : « … Désormais, ce menhir profilera sa robuste silhouette sur l'horizon marin… À tous et à toutes, habitant à demeure ou touristes estivants, il rappellera ou enseignera, que sous l'occupation allemande, quinze hommes et jeunes gens de chez nous, tels des soldats sans uniformes, ont trouvé en ce lieu, une mort héroïque, alors qu'ils peinaient au coude à coude, pour libérer des eaux et faire renaître à la vie, un morceau de notre terre de France ! » Les grandes décades anniversaires, de 1955 à 1995, permirent de maintenir la flamme du souvenir, mais à partir des années 2000, elle devenait de plus en plus pâle. Pour le 60ème anniversaire de la Libération, on célébra la fin de la poche en fleurissant les monuments aux morts pour honorer la mémoire des victimes de la Résistance et des combats de la Libération, mais il n’y eut aucune commémoration officielle ni de fleurissement du monument du Boivre. Le 21 mars 2015, pour le 70ème anniversaire de la catastrophe, le mémorial est inscrit dans le Chemin de la mémoire 39-45 en Pays de Retz.


Pour aller plus loin :

ici : illustrations à propos de la catastrophe du Boivre (en suivant le chemin suivant : en haut au centre "la catastrophe du Boivre > les photos en gauche au centre").
ici : le contexte de la catastrophe.
ici : Gautier (M.A.), La catastrophe du Boivre, Gestes Éditions, 2005.







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